Qui se cache ici ?

Je ressemble à tout le monde. Je suis née en région parisienne, d’une mère secrétaire et d’un père ingénieur. Un frère, une sœur. Au début, on n’avait pas beaucoup d’argent à la maison. C’était les années soixante. On trouvait du travail mais pas forcément bien payé. Alors, on a habité une banlieue rouge, Ivry sur Seine. Une banlieue moche, avec ses usines Kronenbourg et ses odeurs d’abattoirs, venues on ne sait d’où. Je suis une élève studieuse. Bac scientifique, études de lettres. Je n’aime pas spécialement lire à l’époque. J’aime les mots. Rimbaud. Nerval. Oulipo. Les surréalistes. La langue qui perd son sens pour faire entendre sa musique. Ce n’est pas comme ça qu’on gagne sa vie, ma fille. Je deviens prof de lettres, plus tard proviseure. Et la vie va.

Je ressemble à personne. Mes parents sont d’Alexandrie en Egypte. Croisement de toutes les cultures. Odeurs d’épices, palmiers, mouches sur la viande. Obligés à l’exil en 1948, ils arrivent en France en 1951. Avec une valise. Sans un sou. Ingénieur, secrétaire, c’est venu plus tard. Pour le moment, ils jonglent avec les permis de séjour. Et sont sommés de quitter le territoire quelques temps après. L’époque est différente. Ils restent, deviennent français, s’installent. Ivry, les études de lettres, la fonction publique. Comment font les petites filles qui ont des parents qui roulent les R ? Elles écoutent les sonorités avant de chercher le sens. Comment se représente-t-on le monde quand la maison est un bunker…pour ne pas faire de vagues à l'extérieur…On imagine, tiens !

Cette histoire, c’est la mienne. C’est dans ce terreau-là que naissent mes romans. Des récits de marges, d’étrangers, d’envies de meurtres, de sourires édentés. Une histoire, toutes les histoires. Car chacun de nos destins à tous est unique. Et que pour exister, il faut raconter.